Quelques réflexions à propos de la catastrophe de Lievin
Temps Modernes, N° 354, janvier 1976, Justice, discipline, production.
Henri Pascal
I. Le juge et les techniciens
Il est d’usage, pour les catastrophes minières, d’incriminer en premier lieu la fatalité, comme d’ailleurs pour toutes les catastrophes dans lesquelles interviennent des phénomènes naturels.
En réalité, se retrancher automatiquement derrière la fatalité, c’est renoncer à progresser, c’est aussi renoncer à être juste. Il ne s’agit pas d’une catastrophe naturelle comme un tremblement de terre, c’est l’homme qui va au devant du danger, et cela, il le sait. Une telle catastrophe a donc pour cause, au-delà d’un phénomène naturel, soit un manque de connaissances que l’on doit déplorer, soit un défaut de précaution que l’on n’a pas le droit de se contenter de déplorer.
Cette recherche des causes, qui nécessite toujours des investigations très poussées, ne peut être effectuée que par des spécialistes. C’est donc tout naturellement, semble-t-il au premier abord, qu’elle est légalement confiée aux ingénieurs du service des Mines.
Mais ce choix est loin d’être aussi naturel qu’il le paraît au premier abord. D’une part en effet les investigations sur la façon dont les règles de sécurité ont été respectées sont ainsi confiées à ceux-là même qui, avant la catastrophe, étaient chargés de veiller à l’application de ces règles. D’autre part, les ingénieurs du service des Mines dépendent du ministère de l’Industrie qui est précisément celui dont dépendent les Houillères nationales. Enfin, n’étant pas des experts désignés par le juge d’instruction, ils ne sont pas soumis à son contrôle. Le juge d’instruction n’a même aucun moyen pour faire activer leur enquête et ne peut compter que sur leur bonne volonté ou sur l’impatience que le retard mis par eux à déposer leur rapport pourrait susciter dans le public. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que les ingénieurs des Mines basent leurs travaux sur les résultats des recherches des Charbonnages de France.
Il n’est évidemment pas possible d’écarter de l’enquête de tels spécialistes, mais il paraît nécessaire que le juge d’instruction ne se contente pas de cette enquête administrative, effectuée par des fonctionnaires qui adresseront le résultat de leur enquête au ministre de l’Industrie, qui le communiquera au Parquet, lequel le communiquera enfin au juge d’instruction. Celui-ci doit faire également appel pour la recherche de la vérité :
- - au personnel des Houillères nationales (cadres, mineurs chargés de la sécurité, et même d’autres mineurs qui ont souvent une parfaite connaissance de la mine) ;
- - à des techniciens choisis parmi les experts judiciaires ;
- - à des experts médicaux, qui peuvent, les uns examiner les victimes et même pratiquer leur autopsie, d’autres effectuer les examens et analyses des prélèvements opérés sur elles par les premiers ;
- - au délégué mineur
- - aux parties civiles, qui, si elles sont représentées par des personnes techniquement compétentes (comme c’est le cas à Liévin, où les parties civiles sont des syndicats professionnels), peuvent présenter au juge de nombreuses et minutieuses observations.
Le juge d’instruction lui-même doit mettre la main à la pâte : il doit effectuer un travail de synthèse, de surveillance, de coordination. Cela est essentiel, car la recherche de la vérité doit se faire en toute objectivité et se dérouler dans un climat de parfaite et loyale collaboration, chacun devant apporter à l’oeuvre commune, qui sa science, qui sa technique, qui son expérience, qui son sens de la mine. Le juge d’instruction doit veiller à ce que les résultats des recherches des uns soient communiqués à tous les autres.
En matière d’accidents d’aviation, l’article C 356 du code de procédure pénal stipule que le juge d’instruction ne doit pas hésiter à user, le cas échéant, de son autorité et des pouvoirs que lui confère la loi pour trancher les conflits éventuels entre experts judiciaires et enquêteurs techniques. Or, l’article C 356/2 de ce même code indique que pour les accidents de mines les mêmes règles doivent être suivies qu’en matière d’accidents d’aviation ; c’est donc au juge de trancher.
Pour cela, il doit pouvoir comprendre toutes les explications qui lui seront données, afin de pouvoir se faire une opinion valable sur la valeur des arguments qui seront exposés devant lui, il ne doit pas être un juge aveugle qui entérine purement et simplement, sans les comprendre, certaines explications techniques, et qui en repousse d’autres sans les comprendre davantage. Aussi ne doit-il pas hésiter à se rendre sur les lieux, c’est-à-dire à descendre au fond de la mine, dès la première phase de l’information, la phase de la recherche des causes, afin d’être prêt à aborder, le moment venu, la deuxième phase, celle de la recherche des responsabilités pénales.
C’est pourquoi, dans l’affaire de la catastrophe de Liévin, non seulement j’ai désigné des experts judiciaires et fait appel à toutes les personnes que j’ai indiquées plus haut, mais j’ai aussi effectué cinq visites minutieuses au fond de la mine, qui m’ont permis de recueillir un très grand nombre de renseignements et d’explications extrêmement utiles, j’ai procédé à soixante auditions, j’ai effectué dix autres transports à Liévin, en particulier dans les bureaux, j’ai commis dans cette affaire sept experts (autopsies, dosage du gaz méthane dans les corps, expertise technique). Sans tous ces actes d’instruction, je n’aurais jamais pu procéder convenablement à la si importante confrontation du 23 mai 1975 entre d’une part, les experts judiciaires MM. Klein et Dycke, qui avaient relevé une série de fautes commises par les Houillères, d’autre part les ingénieurs du service des Mines, qui étaient en désaccord avec eux sur les causes techniques de la catastrophe, jugeant pour le moins prématurées leurs affirmations, mais ne soufflant mot de la rupture du flexible dont ils feront état par la suite, après mon dessaisissement, lors du dépôt de leur rapport.
La désignation d’une autre catégorie d’experts a présenté en outre un avantage inattendu, celui de leur permettre de faire certaines découvertes techniques et scientifiques : chargés d’évaluer le taux de gaz méthane (principal composant du grisou) contenu dans le sang et les viscères des mineurs autopsiés, ils ont réussi à mettre au point un procédé pour évaluer ce taux, qui jusqu’alors ne pouvait être fixé ; ils ont d’autre part établi que le méthane ne s’éliminait que très lentement de l’organisme humain, à tel point qu’un mineur qui travaille habituellement en milieu grisouteux, conserve très probablement dans son corps, d’une façon constante et définitive, une certaine quantité de méthane résiduel. Des recherches beaucoup plus poussées apparaissent donc désormais nécessaires, notamment en ce qui concerne les dangers possibles de l’accumulation de ce gaz dans le sang, dans les poumons, dans le foie, dans le cerveau.
II. Rechercher quoi?
Pour qu’un coup de grisou se produise, deux conditions sont nécessaires : la présence de grisou, et la mise à feu de ce grisou. Il a toujours été dit jusqu’à présent que les Houillères nationales luttaient constamment contre cette présence du grisou, mais chaque fois qu’une catastrophe s’est produite tous les efforts du service des Mines ont porté sur la question de la mise à feu. Il est nécessaire en effet, pour éviter autant que possible le renouvellement de telles catastrophes que cette recherche soit effectuée. Mais elle ne peut jamais aboutir à un résultat certain en ce qui concerne, pour chaque cas précis, l’origine de "l’étincelle" : celle-ci peut toujours provenir de causes imprévisibles et inévitables, telles que l’électricité statique ou la présence de courants vagabonds. Il en résulte, d'une part que la recherche de « l’étincelle » ne peut déboucher sur l’inculpation de qui que ce soit puisqu’un doute subsistera toujours, d’autre part qu’il est impossible d’éviter une explosion d’une façon certaine lorsque la mine est pleine de grisou. Les véritables recherches à faire dans le domaine judiciaire doivent porter sur les causes de l’arrivée du grisou dans les galeries, sur sa non-évacuation par un aérage approprié, sur sa non-détection, sur les raisons pour lesquelles une propagation de l’explosion sur une très longue distance n’a pu être évitée, etc.
Si tout n’a pas été fait pour tenter d’empêcher cette arrivée du grisou dans les galeries : si, ce grisou étant survenu, tout n’a pas été fait pour tenter de l’évacuer ; si, ce grisou n’étant pas évacué, tout n’a pas été fait pour en détecter la présence comme l’affirment les experts judiciaires dans l’affaire de la catastrophe de Liévin, le quartier a été mis en situation de risque, et il suffisait d’une étincelle pour que l’explosion se produise. Il est d’ailleurs à remarquer que la confrontation à laquelle j’ai procédé entre les experts judiciaires et les ingéneiurs du service des Mines n’a porté à aucun moment sur la recherche de l’étincelle : j’ai veillé à ce qu’elle porte uniquement sur la présence du grisou lui-même.
III. Réactions : tenter d’annuler la procédure
Cette nouvelle façon de procéder de la part d’un juge d’instruction n’a pas manqué de susciter les plus vives réactions. Aussi ne faut-il pas s’étonner que certains incidents de procédure qui se sont produits dans cette affaire sortent de l’ordinaire, au point de changer complètement le cours de l’information.
Ainsi en a-t-il été des annulations de certains de mes actes d’instruction.
Je suis descendu cinq fois au fond de la mine sans être accompagné d’un greffier. Mais je n’y ai accompli aucune audition, je n’y ai fait aucun interrogatoire, je n’y ai pratiqué aucune saisie, j’ai simplement voulu me rendre compte sur place de l’état des lieux (comme je pourrais me rendre à un carrefour la veille d’un interrogatoire portant sur un accident de la circulation qui s’y serait produit). C’est à la remontée sur le carreau de la mine, avec l’assistance de mon greffier, que j’ai procédé aux auditions.
D’autre part, après que le chef du siège 19 de Lens dont je venais de procéder à l’inculpation m’eut déclaré qu’il préférait ne pas s’expliquer tout de suite, je lui ai notifié les conclusions du rapport de mes experts judiciaires concluant à des fautes, commises par le service de sécurité et à la responsabilité des Houillères. Il a alors déclaré spontanément qu’il n’avait commis aucune faute et qu’il n’avait rien à se reprocher.
Dans le premier de ces deux cas de « nullité », j’aurais dû, a-t-on dit, être continuellement accompagné d’un greffier ; dans le deuxième cas, j’aurais violé les droits de la défense. La chambre d’accusation de Douai a déclaré qu’il s’agissait bien là de deux cas de nullités.
Mais le Parquet général voulait aller plus loin : il a requis la Chambre d'accusation de déclarer nuls, non seulement mes transports au fond de la mine, mais également onze dépositions de témoins que je n'avais cependant entendus qu'après la remontée. Mieux encore : le Parquet général a requis l'annulation d'un transport effectué par moi, non pas sans greffier au fond de la mine, mais avec mon greffier au Centre de rééducation d'Oignies et à Liévin, où j'étais allé entendre les rescapés de la catastrophe, annulation qui devait avoir évidemment pour effet de faire disparaître du dossier leurs précieuses déclarations.
Rejetant ces réquisitions, la Chambre d'accusation n'a annulé et retiré du dossiert que les pièces suivantes
1° Les cinq procès-verbaux établis par moi à la suite des cinq descentes effectuées au fond de la mine;
2° Les trois procès-verbaux d'auditions du chef du siège 19 de Lens, dont le premier était celui de son inculpation, ce qui a entraîné l'annulation des deux autres.
Mais tout ce qui a été établi durant mon information demeure établi et mon successeur a actuellement à sa disposition, pour poursuivre ma tâche, exactement les mêmes éléments que ceux dont je disposais au moment de mon dessaisissement. En effet, je n'ai jamais procédé au fond de la mine, je le répète, à l'audition de qui que ce soit, et l'annulation des procès-verbaux d'audition du chef de siège n'a pas fait disparaître ses explications, pour la simple raison qu'il ne m'en a donné aucune. Subsistent donc dans le dossier absolument toutes les pièces touchant, de près ou de loin aux causes et aux responsabilités de la catastrophe. ...
LES INNOMBRABLES CATASTROPHES MINIERES
- 04/1823 : Compagnie d’Anzin. Grisou. 22 morts.
- 07/1825 : Fosse Saint-Ignace (Boulonnais). Grisou. 2 morts.
- 1868 : Fosse 2 à Oignies. Grisou. 4 morts.
- 11/1869 : Fosse 1 à Bully. 18 asphixiés suite à un incendie.
- 02/1872 : Fosse 1 à Bauvin. La cage retombe dans le puits. 8 morts.
- 06/1873 : Fosse 2 à Auchy-au-Bois. Grisou. 7 morts.
- 01/1875 : Pont de la Deûle, Fosse 3. Chute au fond du puits. 5 morts.
- 1876 : Fosse Soyez à Roost Warendin. 2 cages se rencontrent dans le puits. 13 morts.
- 04/1882 : Fosse 3 à Liévin. Grisou. 9 morts.
- 1883 : Fosse 7 à Courcelles-les-Lens. Grisou. 4 morts.
- 02/1884 : Fosse 2, Ferfay. Grisou. 17 morts.
- 01/1885 : Fosse 1 à Liévin. Grisou. 28 morts.
- 06/1885 : Fosse 1 à Noeux. Coup de poussières. 3 morts.
- 08/1885 : Fosse 7 à Courcelles-les-Lens. Grisou. 10 morts.
- 11/1900 : Fosse Fénélon à Aniche. Explosion de dynamite. 21 morts.
- 03/1901 : Fosse 1 à Hénin-Liétard. Grisou. 7 morts.
- 03/1906 : Courrières. Grisou et coup de poussières. 1 099 morts.
- 01/1907 : Fosse 5 à calonne Liévin. Grisou. 3 morts.
- 09/1912 : La Clarence. Grisou. 79 morts.
- 04/1917 : Fosse 9 à Hersin-Coupigny. Grisou. 42 morts.
- 07/1929 : Fosse 8 à Auby. Grisou. 8 morts.
- 03/1943 : Fosse 9, Annequin. Grisou. 16 morts.
- 03/1946 : Fosse 6, Ostricourt. Grisou. 8 morts.
- 03/1946 : fosse 1, Oignies. Grisou et éboulement. 9 tués.
- 12/1946 : Fosse 15, Loos-en-Gohelle. Eboulement. 9 tués.
- 04/1948 : Fosse 4, Sallaumines. Coup de poussières. 16 morts.
- 12/1948 : Fosse 7, Avion. Explosion. 7 tués.
- 04/1949 : Fosse 11, Grenay. Coup de poussières. 18 blessés.
- 07/1949 : Fosse21, Noyelles-sous-Lens. Explosion. 2 tués.
- 02/1951 : Fosse 5 bis, Bruay. Coup de poussières. 11 morts.
- 08/1952 : Fosse Schneider, Lourches. Coup de poussières. 9 morts.
- 01/1953 : Fosse 7, Mazingarbe. Eboulement. 2 tués.
- 06/1954 : Fosse de la Clarence. Grisou. 10 tués.
- 03/1957 : Fosse 6 bis, Bruay. Eboulement. 2 tués.
- 03/1957 : Fosse 3, Liévin. Coup de grisou. 10 tués.
- 02/1958 : Fosse 4 sud, Méricourt. Accident de cage. 11 tués.
- 06/1962 : Fosse 13, Hulluch. Eboulement. 6 tués.
- 06/1964 : Fosse 5, Auchel. Accident de cage. 5 morts.
- 02/1969 : Fosse 7, Avion. Grisou. 16 tués.
- 03/1969 : Fosse 10, Leforest. Accident de cage. 5 morts.
- 11/1969 : Fosse Barois, Pecquencourt. Eboulement. 4 morts.
- 02/1970 : Fosse 6, Fouquières. Grisou. 16 tués.
- 02/1971 : Fosse 4, Lens. Chute dans le puits. 4 tués.
- 11/1971 : Fosse Barois, Douai. Eboulement. 4 tués.
- 01/1972 : Mazingarbe, usine. Explosion. Pas de victime.
- 04/1974 : Fosse Agache, Fenain. Eboulement. 2 morts.
- 12/1974 : Fosse 3 bis, Liévin. Coup de grisou. 42 morts.
- 02/1975 : Cokerie de Drocourt. Explosion. 3 tués.
- 08/1975 : Terril de Quenehem, Calonne-Ricouart. Explosion. 6 mortsor
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