Voici la deuxième partie et fin de ce très intéressant texte de Claudine Roméo qui se termine par cette phrase qui replace Fanon dans l'actualité (de 2000 date à laquelle il a été écrit, mais aussi d'aujourd'hui) : "Le concept de "Black" des mômes des banlieues, indiens, africains, algériens, sous-prolétaires, mais aussi homosexuels, femmes, exclus de tous ordres et sans papiers, un seul et unique facteur les constitue comme "mêmes", comme unis et universels : leur lutte."
Pour lire la 1ère partie: http://linter.over-blog.com/article-franz-fanon-des-antilles-a-l-algerie-pour-une-autre-culture-mediterraneenne-texte-de-claudine-rom-125602532.html
Franz Fanon. Des Antilles à l'Algérie, pour une autre culture méditerranéenne" (Suite et fin)
Claudine Roméo - 2000 - Littératures frontalières
Mais il fallait encore une étape, une dé-rive, une reprise, fonctionnant là aussi comme désappropriation de tout exotisme - perte désécurisante des nouvelles certitudes aussi - la guerre, la déception, la perte de toute naïveté en qui concernait une quelconque quête universelle des droits "je me bats pour le droit du fermier et le fermier s'en fout". Rappel de la guerre en France, pour libérer la Métropole.
Le constat cuisant, suivi d'études de psychiatrie, de philosophie et anthropologie, devait le conduire vers le lieu où la parole serait enfin entendue et où une double activité s'offrait à lui.
C'est en Algérie que la saisie aveuglante de deux enfermements se fait, et le pousse vers un engagement définitif.
La façon d'aborder la "maladie" mentale à Blida d'une part, s'exercer son métier, de faire sienne cette dérive pour en décrire les déterminations socio-historiques - coloniales - et la situation politique de l'Algérie colonisée d'autre part, la folie comme révolte, et la révolution enfin trouvée.
Dans le service psychiatrique de Blida, Alice Cherki, sa collaboratrice, dans un recueil de textes des amis de Fanon, raconte comment il aborde la réalité institutionnelle. Les premiers chapitres de l'an V de la révolution (re-publié sous le titre Sociologie d'une révolution) sont consacrés à des pathologies repérées surtout dans le langage, dans le parler : confusion, délires de persécution, bredouillage. Avant qu'on parle d'antipsychiatrie, Fanon donne la parole aux patients de l'hôpital de Blida. Il amorce l'autogestion d'une cafétéria, d'une bibliothèque et d'activités culturelles. Il décloisonne le rapport soignant/soigné. Il conçoit la folie, avant la lettre, comme pathologie presque exclusivement sociale. Le colonisateur lui paraissant, bien sûr aussi "malade" que le soignant.
Dans l'an V de la révolution , le lien entre son travail de psychiatrie - être du côté du patient plutôt que de celui de l'institution, et la révolution algérienne - révolution enfin trouvée - est nettement établi dans Peau noire et masque blanc (P. 81)
"Ce qui apparaît donc, c'est la nécessité d'une action couplée sur l'individu et sur le groupe - en tant que psychanalyste, je dois aider mon patient à concentrer son inconscient [...] à agir dans le sens d'un changement des structures sociales."
Fanon va donc développer "une rhétorique de combat", selon une expression employée par les participants au colloque de Brazzaville. Dans un article de Présence africaine (février - mai 1959 n°24 -25), il imagine ce mini-dialogue entre une bourgeoise et un noir:
"la dame (gracieusement)
- mais il est blanc, ce noir!
- le nègre blanc, vous emmerde madame."
Certains accents violents ou drôles sont très proches de Jean Genet - parfois, par éclairs, c'est le même humour d'un dionysiaque follement politique (cf. Les Nègres, Les Paravents).
Comme le voit très bien Sartre, avec le même enthousiasme critique, dans sa longue préface aux damnés de la terre:
"Le lecteur est sévèrement mis en garde cotre les aliénations des plus dangereuses [...] tout aussi bien, le retour du lointain passé de la culture africaine."
L'appropriation de la révolution algérienne, modèle de la révolution de tout noir, ne peu que passer par la violence. Mais dit Sartre commentant Fanon :
"Ce qui n'est pas d'abord leur violence, c'est la nôtre retournée, qui grandit et les déchire."
Guérilla, que chacun doit mener quotidiennement contre soi-même en tant qu'aliéné ( à tous les sens du mot) = "l'indigénat, reprend Fanon, est introduit et maintenu chez les colonisés avec leur consentement".
Cette pensée, plaie ouverte, a une portée universelle, elle ne concerne pas seulement le colonisé mais aussi le colonisateur :
"Nous aussi, gens de l'Europe, conclut Sartre, on vous décolonise. Cela veut dire qu'on s'extirpe par une opposition sanglante le colon qui est en nous."
Comme le remarque Jacques Fredj dans les actes du colloque de Brazzaville utilisant Psychologie de la décolonisation, d'Octave Mannoni, cette décolonisation est d'abord linguistique "ce n'est pas le langage, qui se construit et se défait au cours de l'analyse". Au cours de la guerre de libération, le militant refuse tout d'abord d'écouter la radio française, qui, tel le Dieu du Président Schreber - cas de texte paranoïaque analysé par Freud - lui dicte discours et délires directement dans la tête -. Cependant, impliqué ensuite dans la lutte, il se sert de cette même radio pour des émissions clandestines dans le Djebel.
Autre langage : le vêtement, le voile.
Dans un premier temps la jeune fille porte le voile (traditions familiales), dans un deuxième temps, "émancipation" de type européen, elle le rejette. Mais plus tard, gagnée par la révolution, elle le remet et cache - en dessous - des armes.
"Elle a une démarche fière et dégagée".
Que ces analyses, aussi incisives que naïves et triomphalistes ne nous fassent pas sourire trente-cinq ans après. Parfois un peu inexactes, dans leur schématisme (partie I et II, An V de la Révolution), elles restent fixées dans une vérité.
C'est donc avec la plus grande gravité que nous relisons maintenant des passages sur l'Algérie, fer de lance de la révolution "noire" ou "africaine".
"La vieille Algérie est morte" dit Fanon, "la puissance de la révolution réside d'ores et déjà dans la mutation radicales qui s'est produite chez l'Algérien".
Autre raison de considérer ici et maintenant sa pratique de l'appropriation : un fort mouvement antiraciste s'est donc développé, relancé par la lutte contre la loi Debré, avec "le respect des différences" comme slogan. Mais au-delà et après le développement d'une certaine idéologie occidentale de gauche, on renvoie, en fait, chaque "Black", chaque opprimé, à sa différence, rendant implicitement exclue l'appartenance à l'universel.
Le concept de "Black" des mômes des banlieues, indiens, africains, algériens, sous-prolétaires, mais aussi homosexuels, femmes, exclus de tous ordres et sans papiers, un seul et unique facteur les constitue comme "mêmes", comme unis et universels : leur lutte.
Lien de l'image : https://afrodiasporarts.files.wordpress.com/2012/05/fanon-chaque-fois.jpg
commenter cet article …