Pour rester en mémoire avec lui et de loin, en ce jour où il est inhumé un autre texte, récent, lui, où il décrit son mai 68 et qui montre pour les camarades d'aujourd'hui, la continuité de sa pensée et de sa vie.
A ses proches, nos pensées. linter
Rien de très nouveau pour moi, en vérité… Tout ce que j’ai connu auparavant – puisqu’en 1968 je suis avocat depuis plus de quinze ans –, je le retrouve, en accéléré, avec les « événements » de Mai. Marqué dans ma jeunesse par la résistance, heureux d’avoir assisté à la défaite des fascismes, j’espère, dans mes premières années de défense, en une société libérée, en particulier par le Droit, d’abord pour l’enfance délinquante, puis pour tous les autres. Mes premières confrontations avec les juridictions de droit commun, puis avec les tribunaux militaires, me feront perdre rapidement bien des illusions. En visite quasi quotidienne en prison, je découvre l’injustice, la violence du système pénitentiaire ; je ressens profondément que l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme, déclaration proclamée quelques années auparavant et affirmant le respect de la dignité de l’homme comme valeur essentielle, est constamment violé. Je rencontre heureusement, et cela me réconforte et m’encourage, des femmes et des hommes admirables (visiteurs aumôniers, éducateurs, défenseurs, etc.) qui agissent utilement. Je partage des défenses difficiles avec ceux qui ont été pour moi des modèles et des exemples : Pierre Stibbe, Yves Dechezelles, etc. Avec notre petite cohorte d’avocats, née et soudée pendant la guerre d’Algérie, nous sommes, en Mai 68, tous les jours mobilisés, au palais de Justice ou dans les facultés. […] Henri Leclerc défendra Alain Geismar ; Yves, Alain Krivine ; je défendrai Gilles Guiot : les militants nous font confiance, et, quelle que soit leur appartenance politique, nous les défendrons devant les tribunaux, souvent contre l’arbitraire de poursuites engagées pour l’exemple. De nombreux étrangers, menacés d’expulsion, nous demandent de les assister : un jour, c’est un certain Dany Cohn-Bendit ; un autre, tel ou tel travailleur ou étudiant étranger. Nous prenons en ce domaine de l’expérience, nous en aurons besoin, et ce jusqu’à aujourd’hui.
Politiquement, je comprends les colères, les révoltes sociales contre l’injustice, comme je me sens solidaire des « colonisés » et des peuples opprimés du tiers-monde. Avec d’autres, j’ai défendu, pendant la guerre d’Algérie, des centaines de militants et de responsables nationalistes, détenus dans nos prisons et nos camps d’internement, puis des déserteurs américains de la guerre du Vietnam, des « indépendantistes » guadeloupéens, martiniquais, québécois, etc. […] En août 1967, j’avais été envoyé par la FIDH en Amérique du Sud, dans la jungle bolivienne, à Camiri, pour tenter de secourir un ami du Che, Régis Debray, victime de sévices et détenu dans les pires conditions. J’étais alors accompagné par un magistrat italien et un avocat belge – nous étions déjà en pleine mondialisation, en particulier dans l’application nécessaire du droit. Depuis dix ans, en France, à cette époque, nous vivons une situation sociale et politique bloquée, conservatrice, injuste pour les plus faibles : nous ne cessons de protester avec des amis incomparables, comme Claude Bourdet, Jean Rostand, Théodore Monod, l’abbé Pierre, etc., contre la folie criminelle de l’armement atomique, l’Apartheid en Afrique du Sud, les répressions que subissent, en France, tant de jeunes de 20 ans, objecteurs, insoumis ou déserteurs. En Mai 1968, nous rejoignons évidemment les lieux essentiels de discussions, d’échange d’idées, les rues du Quartier latin, le Sorbonne, l’Odéon : là où « la parole se libère » […]. Tous les jours, nous sommes mobilisés pour des audiences correctionnelles de flagrants délits, nous nous mettons à la disposition de ceux qui sont menacés, et en même temps, à la Sorbonne par exemple, avec mes amis de la LDH, avec Madeleine Rebérioux, Pierre Vidal-Naquet, nous tentons d’apaiser les exaltations de certains. Je me souviens en particulier de rencontres assez tendues avec de jeunes paumés qui occupaient les combles de la Sorbonne (on les appelait les Katangais) et menaçaient de mettre le feu à l’université, ce qui ne nous paraissait pas un acte porteur d’avenir… Je voyais aussi avec une certaine inquiétude se déchirer toute une série de groupes plutôt sectaires, obéissant à des idéologies en forme de révérences quasi religieuses pour des idoles devant lesquelles je n’avais pas du tout l’intention de me prosterner (Staline, Mao, Lénine, Trotski, etc.). Le plus intéressant était la discussion avec des gens de tous milieux et de toutes origines qui, pour la première fois peut-être, prenaient publiquement la parole pour dire leurs préoccupations et leurs espérances. Lors des grands défilés, nous allions, non pas en robe mais comme avocats reconnus, participer aux manifestations essentielles : les slogans « Nous sommes tous des juifs allemands » ou « Le pouvoir abuse, le pouvoir absolu abuse absolument » nous convenaient alors parfaitement !
Les bruits les plus extravagants circulaient : on nous annonçait la mort par noyade de plusieurs étudiants qui auraient été jetés par la police dans la Seine, et nous nous souvenions du 17 octobre 1961. Je me vois encore, dans une voiture avec le journaliste Jean-Pierre Elkabbach et un cameraman, rechercher en vain des corps, du côté de Poissy et de Mantes. Les problèmes de l’incarcération se posaient à nouveau à nous : les « politiques » emprisonnés faisaient alors connaissance avec les conditions détestables de détention des prisonniers à l’époque dits « de droit commun », nous avions avec eux de nombreux échanges sur ces problèmes et faisions en sorte que le sort des uns et des autres soit amélioré. Mai 68 aura aussi laissé, jusqu’à aujourd’hui, des traces « juridiques » fondamentales : au sein du palais de Justice, nous constituerons le Mouvement d’action judiciaire (MAJ) et le Syndicat de la magistrature (SM) À l’extérieur, avec des amis comme Michel Foucault, Jean-Marie Domenach, Louis Casamayor et beaucoup d’autres, nous créerons le GIP (Groupe d’information sur les prisons), le GIA (Groupe information asiles), le Gisti (Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés), etc.
Je reste encore étonné par l’impact de Mai 68. En défendant, en septembre 1969, à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, à 20 000 km de Paris, des étudiants kanaks emprisonnés (qui deviendront plus tard responsables du mouvement indépendantiste), j’ai appris que certains d’entre eux, à Paris, en Mai 1968, avaient participé au mouvement et s’étaient sentis alors mobilisés pour agir avec leur peuple et aller, s’ils le pouvaient, vers l’indépendance. Après 1968, nos combats se prolongeront pour l’abolition de la peine de mort, l’abolition de la Cour de sûreté et des tribunaux militaires, la conquête de nouveaux droits, comme le droit au logement, mais ceci est une autre histoire, qui continue… Jean-Jacques De Felice, Paris Courrier de Politis 1003 - 22 mai 68