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Sur le blog, une semaine avec Jean-Marc Rouillan. Extraits de "De mémoire (3)".
Editions Agone - 2011 - P 288-290
2. Franco has muerto
"... Franco has muerto". Mario monta à la fenêtre et dit un très simple: "Ca y est". Et, comme s'il n'attendait aucun commentaire, il redescendit immédiatement.
Le lendemain matin quand on s'est rejoints dans la salle commune, avec quelques tapes amicales, on était plus émus que joyeux. Oui, un indicible sentiment nous avait submergés. Mario baissa la tête en s'asseyant à la grande table blanche. En vain, Ratapignade tenta de blaguer puis fit bouillir de l'eau sur la chauffe artisanale. On resta silencieux un long moment. Comme si on se réveillait d'un rêve lourd et menaçant. Et les mots franchirent difficilement mes lèvres. J'ai parlé de la période de lutte à Barcelone. Des camarades. Ceux qui étaient morts et ceux qui préparaient leur paquetage dans les penales. L'exil qui prendrait bientôt fin pour eux comme pour nous. Maintenant on avait besoin d'évoquer tous les autres et avant tout nos devanciers, tous les companeros depuis le premier jour, ce fameux 19 juillet 1936, depuis la mort d'Ascaso, tombé au cours de l'assaut de la caserne de Las Atarazanas, ceux del frente de Aragon, des barricades de mayo 1937, de la Retirada, les guerilleros des différents maquis, les garottés, les fusillés ... les morts de tuberculose au penal d'Ocana, les torturés des cachots de Puerta del Sol et de Via Layetana ... Et bien qu'on ne soit pas particulièrement pratiquants de ce genre de cérémonie militante, on s'est lentement redressés et on a levé le poing serré. La tête basse (à la manière des athlètes noirs sur le podium de Mexico aux Olympiades de 1968). Sans un mot, sans un chant. Une solennité simplement pour nous. Entre nous. Intime d'un même souffle. Au plus profond d'un cachot parisien à mille kilomètres de la frontière. On marquait l'instant d'une pierre blanche. La guerre d'Espagne avait pris fin et nous l'avions définitivement perdue. Nos drapeaux, ceux des rouges et les autres, quelles que soient leurs couleurs, étaient à terre. La trahison se trouvait partout glorifiée. Générale et omnipotente. Même les faux communistes du PCE, les socialos, les anciens de la Republica se découvraient monarchistes. Et lisant les différents communiqués, on croyait rêver. Ces pitres étaient parfois plus royalistes que le roi lui-même! Et comme tous les autres, plus espagnolistes que les Castillans eux-mêmes qui n'en demandaient pas tant. Plus démocrates bourgeois que les véritables propriétaires eux-mêmes et l'ensemble de la bourgeoisie qui gloussait sous cape. Plus antifranquistes qu'on ne l'a jamais été, nous qui sommes restés des terroristes pour leurs livres de compte. Parce que d'après ces gens-là, il paraît qu'on leur doit beaucoup. Qu'on a des comptes à leur rendre! Je n'ai aucune aigreur. Ni déception. Pour qu'on gagne ce combat contre Franco et sa clique, je me suis battu (peut-être mal, peut-être pas assez, mais je l'ai fait jusqu'au bout du chemin). Et dans la victoire des tartuffes, on l'a perdu. Et, reflet de cette terrible défaite, morts ou vivants, on a disparu. Longtemps ... Longtemps ... Il fallut près de trente ans pour qu'une seule fosse commune de nos camarades soit retrouvée et honorée!
Un million de personnes, la plupart militants politiques et syndicalistes, sont mortes au cours de la guerre civile et dans les trois décennies qui ont suivi. 113 000 camarades sont toujours déclarés disparus. Aujourd'hui 300 fosses communes de fusillés ont été localisées. La répression politique s'est organisée autour de 200 camps de concentration et de travaux forcés où la torture et les exécutions sommaires étaient courantes. 30 000 enfants ont été volés à leurs parents, adoptés ou placés dans des orphelinats de rééducation catholique et patriotique ... Et enfin 515 000 companeros et companeras ont connu l'exil durant près de quarante ans. Et depuis le début de la Transicion, aucune personne appartenant au régime franquiste n'a été poursuivie pour ces crimes. La dernière loi votée par les représentants de la dictature (sous l'égide du roi juan Carlos) a été leur propre amnistie ...
Je n'ai jamais été entièrement blanchi pour mes activités contre la dictature. Mes condamnations en France demeurent inscrites à mon casier judiciaire et je suis toujours interdit de séjour (persona non grata) sur le territoire de l'Etat espagnol où je suis considéré comme ... terroriste!"
Sur le blog, une semaine avec Jean-Marc Rouillan. Extraits de "De mémoire (3)".
1. Je rentre à Toulouse
Editions Agone - 2011 - P 9
http://atheles.org/agone/memoiressociales/dememoire3/index.html
Parution : 14/10/2011
ISBN : 978-2-7489-0141-2
352 pages
12 x 21 cm
22.00 euros
Publié le 26 décembre 2011
La semaine avec Jean-Marc Rouillan
Les extraits et notre texte de conclusion
2. "Franco has muerto". De mémoire (3), Jean-Marc Rouillan
3. La cour de sûreté de l'Etat. De mémoire (3), Jean-Marc Rouillan
4. Charlie Bauer. De mémoire (3), Jean-Marc Rouillan
5. Une des dernières résolutions du Mil. Jean-Marc Rouillan, De mémoire (3)
6. "J'avais besoin de marcher ..." De mémoire (3), Jean-Marc Rouillan
Fin de notre semaine avec Jean-Marc Rouillan. Pas de votre lecture, nous l'espérons. Car le livre témoigne d'une volonté, d'une capacité de lutte qui transmet d'autant plus l'espoir qu'il est écrit avec une force, un humour, une conviction qui ne se démentent pas tout au long des pages .
Nous aurions pu choisir n'importe quel autre extrait : comme le récit des actions innombrables relatées dans le livre et qui témoignent avec force de ce qu'est concrètement le combat armé et qui nous laissent sans voix.
Cette volonté, cette capacité de résistance nous apparaît exceptionnelle, comme nous apparaissent exceptionnels les militants qu'il évoque, Cricri, Mario, Ratapignade .. et le livre nous semble un hommage vibrant à leur action.
De mémoire (3), nous fait vivre la courte saison des Gari, comme un tourbillon effréné et réfléchi d'actions, comme un hymne à la résistance, à la réflexion et à l'action politique.
Nous terminons cette semaine par ce très beau texte presque de fin de De mémoire (3) en souhaitant avoir donné aux visiteurs du blog le désir de le lire.